Monographie JRP éditions

DADERKO, Dean. DEBRAY, Cécile. LEBOVICI, Elisabeth. BENEDETTI, Lorenzo. Monographie de référence. JRP éditions, 2023, 168 pages
Depuis le début des années 2000, Agnès Thurnauer déploie une pratique artistique où la peinture et ses peintures ne constituent pas qu’un médium, un support, des images. Résolument, la peinture lui est une interlocutrice, un espace mental, une répondante, près d’elle et toujours en mouvement, un corps incarné en expansion, qu’il s’agit de saisir, matérialiser et transmettre. L’espace pictural n’est pas un pré carré – fermé, encadré, solipsiste – mais s’éprouve par le dialogue, la sérialité, la réciprocité et l’articulation. Le réel y entre, circule et s’y inscrit. La peinture lui est un langage, selon tous les sens qu’une telle affirmation peut revêtir : un espace liquide où les mots et les formes font sens à parts égales, une scène ouverte à l’autre à la manière d’un idiome universel, un écran où les temporalités et les registres se croisent, une manière singulière de s’exprimer. Les peintures d’Agnès Thurnauer, grande lectrice et auteure prolixe – en privé comme pour les autres –, rendent visible ce que l’écriture et la lecture ne peuvent peut-être pas offrir : cette cristallisation instantanée qui matérialise les possibles, les visions et les rencontres, comme dans les bien-nommés À l’écoute (2002), Virginia Valadon (2014) ou les Créolisations internes (2020). La peinture ou la pensée devenue tangible.
De fait, les questions de style, de signature, de technique et de linéarité sont secondaires puisqu’il s’agit de se rendre disponible et poreux à ce que la peinture demande. C’est elle qui mène le jeu et exige tel geste ou telle palette de gestes, en fonction des besoins, pour rendre précisément compte d’une pensée. Nulle téléologie ni volonté surplombante : seulement des propositions, des hypothèses, des conversations. De série en série, les motifs, les formes et les préoccupations arrivent, s’éclipsent et reviennent, pertinentes, en s’enrichissant des expériences passées et du désir d’expérimentations nouvelles. Les séries se complètent année après année, s’intéressant à définir ce que peut la peinture – sans aucun doute la grande affaire d’Agnès Thurnauer. Pourquoi et comment la peinture est-elle cette expression artistique, si simplement humaine et naturelle, qui accueille toutes les pensées et demeure inexorablement contemporaine de celui ou celle qui la regarde ? Peindre comme s’il s’agissait de ne peindre qu’une seule toile : celle de la peinture, toujours changeante et toujours accueillante, parfois dans un état d’affleurement ou de venue au monde (les « Dessins préparatoires » (depuis 20XX) ou ces Tablettes (2023) primaires, équivalentes actuelles des inscriptions paléolithiques), parfois de manière plus affirmée quand s’impose une photographie de presse, un modèle iconique de la peinture, un terme chargé de sens (The Readers, 2012 ; Extension de la peinture, 2013 ; Grande prédelle (Poème #1), 2022). « Mapping the Studio » (depuis 2011) : l’atelier comme matrice et biotope, espace chorégraphique ouvert sur le monde. « Peintures d’histoire » (depuis 2005) : comment l’histoire de l’art active le présent, lorsque la reprise de tableaux du passé s’assimile au dialogue fertile qu’établissent des citations dans un essai littéraire. Les « Prédelles » (depuis 2007) : le langage comme source infinie de surprises et de sens où la récurrence de certains termes (« Maintenant », « Probably », « Until », « Language », « Translation », « Abstract », « Border ») donne corps à un lexique de l’ouverture et du transfert. « Big-Big et Bang-Bang » (depuis 1995) : l’autre, indispensable – qu’il s’agisse de son voisin, de son frère, de son compagnon d’exposition, de son être intérieur –, qui fait de la vie et de l’art une expérience unique. « Portraits grandeur nature » (depuis 2003) : la matérialisation physique et allégorique d’une généalogie alternative de l’histoire culturelle. Les « Matrices » (depuis 2012) : quand le désir de rendre palpable la peinture et le langage nécessite de recourir à la tridimensionnalité pour sculpter un alphabet primordial. Tous ces corpus, ces séries ouvertes qui rebondissent les uns dans les autres – à la manière dont un·e auteur·e écrirait aussi bien de la poésie, des essais que de la fiction et de la théorie – donnent forme à une entreprise de peinture conceptuelle et sensible, que la mise en page du présent livre incarne en rendant visible, entre l’espace de l’atelier et les espaces des expositions, les différentes séries et pensées d’Agnès Thurnauer simultanément. Cette entreprise de « peinture conceptuelle », qui est autant une manière de faire de la peinture que de la regarder et de la comprendre, s’origine dans l’expérience fondatrice des tableaux du Quattrocento italien où, sans doute pour la première fois, dans un temps historique et un espace géographique précis, il s’agissait de se situer tant au niveau de la représentation que du théorique et du spirituel, avec un haut degré d’incarnation et le recours au verbe, présent à la surface de la toile.
Que signifie alors peindre conceptuellement, comme le fait Agnès Thurnauer ? C’est penser en peinture. C’est faire confiance à la peinture pour matérialiser et transmettre du sens. C’est considérer le tableau comme une chambre d’enregistrement et d’échos. C’est travailler la plasticité du langage et considérer les mots comme les premiers outils de la peintre, comme des témoins ô combien présents de ce qui nous anime, comme ce qui s’adresse, de manière synesthésique – voir, savoir, lire et entendre – au public qui reçoit et, dans un même mouvement, prolonge. C’est accueillir sans exclusive l’intuition et la réflexion. C’est concevoir chaque tableau comme la solution plastique d’un questionnement. C’est peindre avec liberté et plaisir, en considérant la peinture comme un océan à parcourir inlassablement. C’est, selon les mots de l’artiste, « tenter une synthèse singulière, occuper une place qui est la sienne propre et qui dit le présent, le contemporain – avec conviction, de tout son esprit et de tout son corps. » Clément Dirié, Préface